L'univers des bergers et des bergères du pays de Santerre

(XVIIIe siècle)

 

 

 

  Dans la Somme comme ailleurs, les Archives départementales conservent une foule de documents dont les plus connus sont probablement les registres paroissiaux conservés dans certains cas depuis le XVIe siècle. Avec les inventaires après décès établis par les officiers seigneuriaux et les jugements rendus par les bailliages royaux (Amiens, Montdidier, Roye, Péronne, Doullens, etc.) ils lèvent le voile sur l'univers révolu des bergers du pays de Santerre à l'Epoque moderne.

 

Dans les plaines céréalières du Santerre, à l’est et au sud d’Amiens, la surveillance des brebis et du terroir commençait dès l’enfance. Toujours prêts à en découdre avec leurs homologues des paroisses voisines, les petits bergers défendaient les terres communales, toujours insuffisantes en pays d’openfield.

 

   Instruits des secrets de la nature et d’un savoir-faire original en matière de soins vétérinaires, bergers et bergères étaient des êtres à part. Souvent rebouteux, ils suscitaient une certaine méfiance tout en s’avérant indispensables à la communauté rurale et en particulier aux gros fermiers dont ils gardaient les troupeaux. Comme les ovins risquaient de pénétrer dans les champs pour dévorer les blés, si précieux dans l’économie rurale, les bergers se faisaient aisément embaucher. Les « bettes blanches » offraient par ailleurs des revenus complémentaires toujours bienvenus, leurs excréments fumaient et enrichissaient les terres, leurs toisons fournissaient la matière première aux badestamiers du Santerre (les fabricants de bas de laine, très nombreux dans la région).

 

   Chaque paroisse possédait une ou deux familles de bergers. Propriétaires de leur chaumière, la plupart détenaient de faibles superficies de terres céréalières. Comme ils rivalisaient de témérité pour élargir la superficie des pâtures, cela générait de fréquents conflits avec les laboureurs, conflits parfois lavés dans le sang.

 

   Les patrimoines des bergers, s’ils présentent de fortes inégalités, ne sont jamais très élevés (287 livres en moyenne, ce qui les apparente aux ouvriers agricoles, les manouvriers). À la belle saison, ils dormaient dans des cabanes montées sur roues. La journée, ils les tiraient sur les jachères et les flégards, chemins verts utilisés en pâtures, tandis que les moutons, dont certains portaient des colliers à clochettes, paissaient derrière les claies.

 

   Au XVIIIe siècle, les bestiaux appartenaient aussi bien aux plus riches laboureurs qu’aux manouvriers ou au berger lui-même. En 1735, Athanasse de Boulongne (1705-1761), berger du Plessier-Rozainvillers, détenait vingt-six bêtes à laine et même une chèvre, très rare en Picardie, troupeau estimé 110 livres. Neuf ans plus tard, le capital de Gilles Goret (1681-1758), berger au même lieu, consistait en seize moutons et leurs agneaux, prisés ensemble 136 livres, les deux-tiers de son patrimoine. En 1762, Henri Boulongne (1731-1796), fils d’Athanasse, déclara trois dizaines de moutons dont la valeur, 105 livres, était conséquente.

 

    La nuit, dissimulés sous les cabanes, entre les roues, de lourds molosses protégeaient bergers et troupeaux. Athanasse et Henri Boulongne en possédaient chacun trois dont le prix, exceptionnel, montre clairement qu’il s’agissait d’animaux spécialisés. Ceux d’Athanasse Boulogne valaient 15 livres. En 1761, ceux de son fils ont atteint la somme exorbitante de 18 livres, équivalant au prix d’un petit cochon, ou à trois semaines de revenus. Moins favorisé, Gilles Goret possédait un seul chien, estimé 3 livres.

 

   Les trois hommes étaient armés. Les Boulongne portaient un pistolet chacun, tandis que Gilles Goret cumulait deux armes à feu. Le métier pouvait en effet s’avérer particulièrement difficile, notamment à proximité des grands chemins et des routes royales. Il fallait alors surveiller ses brebis tout en gardant à l’œil les voyageurs, potentiels voleurs de bétail. Au XVIIIe siècle, frondaisons et vallées encaissées formaient aussi un univers inquiétant, voire dangereux. En tout état de cause, Thérèse Bucquet (1730-1760) a succombé à ses blessures à Becquigny, quarante jours après avoir été attaquée par un loup tandis qu’elle gardait son troupeau près des rives de l’Avre.

 

 

 

SOURCES : Archives départementales de la Somme (ADS), Registres paroissiaux de Becquigny, Inhumation de Thérèse Bucquet, 17 juillet 1760.


ADS, 202B40, Justice du Plessier-Rozainvillers, inventaire après décès (IAD) de Marie Riquier, épouse d’Athanasse de Boulongne, 17 mai 1735 ; IAD de Marie Wable, épouse de Gilles Goret, 29 juillet 1744 ; 202B41, IAD de Catherine Duchaussoy, épouse d’Henri Boulongne, 26 juin 1762.

 

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© Hervé Bennezon