<< Nouvelle zone de texte >

 

 

 

khkjb

 

 

 

Le Café Bennezon, 43 rue des Sergents, siège de la vie syndicale à Amiens pendant le Front Populaire

<< Nouvelle zone de texte >

 

 

Un couple de militants ouvriers à Amiens et à Lille

à la Belle-Epoque

 

   Mon intérêt pour l'histoire "par le bas", chère à Edward P. Thomson et à Robert Muchembled, m'a incité à interroger des documents sur les militants du mouvement ouvrier dans le Nord de la France. A ce titre, et sans avoir la prétention de concurencer l'indispensable Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (le "Maitron", je souhaite présenter ici le parcours d'un couple aujourd'hui oublié dont les pratiques éclairent les moyens mis en oeuvre par les militants ouvriers (pièces de théâtre, cérémonies laïques, coopératives...) pour s'opposer à la classe possédante.

 

 

Ludovic Bennezon et Ida Girault

couple de militants socialistes du Nord de la France

(1894-1914)

 

 

   Louis-Auguste-Ludovic Bennezon est né le 25 janvier 1874 à Hangest-en-Santerre (Somme). C’est le cadet des quatre fils de Charles Bennezon (1843-1917), ouvrier menuisier, et de Gabrielle Lescureux (1844-1929), journalière.

   De sa petite enfance, on ne connaît rien, ou presque. En février 1880, Charles Bennezon, son père, a organisé dans son village une loterie d’objets mobiliers sans en avoir l’autorisation. Prévenus, les gendarmes ont investi la maison des Bennezon pour confisquer la liste des souscripteurs, qui a été remise au parquet[1]. Du haut de ses six ans, Ludovic en a peut-être conçu un solide rejet de l’injustice ? En tout état de cause, il aura sans doute entenu ses parents se lamenter des conséquences de l'affaire. Cette année-là, ou la suivante, sa famille a quitté Hangest-en-Santerre pour s’installer 17 km plus loin, à l’est d’Amiens, 31 rue de la Gare à Villers-Bretonneux, dans un immeuble habité par trois autres familles. Emile a alors neuf ans, Ludovic, sept ans et Abel deux ans. Sosthène, le petit dernier, naît à Villers-Bretonneux en novembre 1881[2].

 

   Charles se fait embaucher comme charpentier tandis que Gabrielle est une ouvrière payée à la journée, une journalière. L’école laïque, gratuite et obligatoire depuis 1881 va permettre à leurs quatre garçons d’acquérir un certain degré d’instruction. Chacun leur tour, l’année de leurs treize ans, ils obtiennent le Certificat d’Etudes Primaires et intègrent définitivement le monde du travail. A la différence de ses frères, formés au métier de menuisier par leur père, le jeune Ludovic devient tapissier. Villers-Bretonneux est une petite cité industrielle du textile où tout le monde, ou presque, travaille dans les filatures et, au contact des ouvriers, Ludovic se forge une conscience de classe. Cependant, à une date indéterminée, entre 1887 et 1891, leur précarité sociale incite les Bennezon à quitter Villers-Bretonneux[3].

 

Anarchiste à Amiens

   En 1892, ils vivent 33 rue Jacques-Delille, à Amiens. Ludovic intègre la mouvance anarchiste amiénoise, mouvance turbulente dont des militants ont déposé une bombe au commissariat du 3e arrondissement d’Amiens en décembre 1893. Le 26 février 1894, la police fait une descente chez lui et saisit des journaux et des brochures anarchistes, sans qu’il n’ait été condamné, semble-t-il[4].

 

   Dans les mois qui suivent, Ludovic doit effectuer son service militaire. Le registre matricule du conseil de révision le décrit ainsi : cheveux et sourcils châtain foncé, yeux bruns, front haut, nez long, bouche moyenne, menton rond, visage ovale, 1,62 m., degré d’instruction 3[5].

 

Militant à la Ligue Socialiste Ouvrière

   Bon pour le service, il est toutefois dispensé de partir, sans doute sans regret. Emile, son frère aîné, déjà incorporé, sert aux sapeurs-pompiers de Paris depuis deux ans[6]. Ajourné pour faiblesse de constitution en 1895, Ludovic peut devenir le secrétaire-adjoint de la Ligue Socialiste et Ouvrière. En juillet 1896, au siège de la LSO, salle Quignon, 108 rue Saint-Leu à Amiens, il rapporte à ses camarades les travaux du Congrès socialiste international de Londres (j’ignore s’il y a participé en personne)[7].

   Sans doute trop remuant pour le goût des autorités, Ludovic a finalement été incorporé au 72e régiment d’Infanterie, à la caserne Friant, à Amiens, où il a passé dix mois, du 12 novembre 1896 au 18 septembre 1897[8].

 

Ida Girault, ouvrière du textile à Amiens

Dix jours après son départ, Ida Girault, sa compagne âgée de dix-neuf ans, domiciliée 104 rue de l’Union, dans le populeux faubourg de Beauvais, met au monde Nelly, leur premier enfant[9]. Comme Ludovic, Marie-Yvonne Girault, dite Ida, est venue au monde à Hangest-en-Santerre. Née le 6 août 1877, fille unique de Camille Girault (1850-), tisserand, et d’Elise Fournet (1856-1888), tisseuse, elle a perdu sa mère à onze ans. Son père, veuf depuis trois mois, désormais employé de commerce à Arvillers, tout près d’Hangest, s’est remarié avec Caroline Langlet, tisseuse. C’est sans doute cette dernière qui a appris le métier à Ida[10]. En 1896, à Amiens, comme des milliers de femmes, celle-ci est ouvrière du textile et produit des draps.

 

Soldat de la Libre-Pensée

   De retour à la vie civile, Ludovic Bennezon milite à la Libre-Pensée. Lors de l'inhumation de son fils Ludovic, mort le 22 septembre 1898 à l'âge de trois mois à son domicile (80 rue Neuve-Deforceville dans le quartier Saint-Honoré)[11] le citoyen Bennezon est qualifié de « soldat de la Libre-Pensée » par le trésorier de l'Union laïque dont il est membre[12]. A ce titre, le 20 janvier 1900, lors d'obsèques civiles au cimetière de la Madeleine, il prononce un discours à la mémoire de la citoyenne Raquet (peut-être Eugénie Raquet, morte à Amiens le 12 janvier, peu avant ses 40 ans).

 

Candidat aux élections à Amiens

   En mai 1900, il se présente sur la Liste de Concentration Républicaine aux élections municipales à Amiens[13]. Battu avec 4 582 voix (34,64%), il conteste en vain les résultats avec ses colistiers Thalamas, Thierry et Cozette[14]. En octobre 1900, le voici candidat des socialistes fédérés au conseil général de la Somme pour le canton d’Amiens Sud-Ouest ; il termine ses discours en criant « Vive la République sociale ! » et « Vive le Parti Socialiste Révolutionnaire ! »[15]. A cette époque, il est l’archiviste de la Fédération socialiste de la Somme dont le secrétaire est Adrien Fauga (1878-1906)[16].

   Cependant, un article stipule que le Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire soutient et appuit tous les efforts du citoyen Bennezon, même s’il n’en est pas membre, mais « le groupe connaît ses sentiments socialistes »[17].

 

   En décembre 1900, Ludovic adhère au Groupe des Socialistes Révolutionnaires de Saint-Maurice, quartier populaire d’Amiens. Le 23 décembre, à Amiens, il prend la parole au Comité de la fédération socialiste de la Somme qui comprend une cinquantaine de militants du Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire et du Parti Ouvrier Français[18]. En janvier suivant, il donne des conférences sociales au local du Groupe révolutionnaire de Saint-Maurice, en particulier sur « l’origine de la propriété ». Il harangue, « malgré le froid qui sévissait » « une quantité de prolétaires de Renancourt » qui s’engagent dans la voie de la révolution. Le journaliste du Travailleur conclut : « une bonne journée pour la sociale ! »[19].

 

L'adhésion au POF

   En juillet 1901, Ludovic Bennezon adhère au POF (Parti Ouvrier Français), formation marxiste qui veut abolir le capitalisme et établir une société socialiste, puis communiste. A ce titre, il est membre du comité électoral d’Amiens et prend la parole avec son camarade Auguste Cleuet (1876-1956) au Bal de la Falaise, Grande-Rue-Saint-Maurice[20]. Ayant quitté la mouvance anarchiste, Ludovic a été rayé du Carnet B de la police, dans lequel elle recensait tous les suspects. Cependant, du 28 août au 24 septembre 1901, peu après le décès de son second fils, Ludovic doit accomplir une période d’exercices à son régiment[21].

 

   De nouveau candidat malheureux au conseil général en septembre 1901, il poursuit ses conférences sur les questions sociales, anime une petite fête militante au Bal Copin, faubourg de Beauvais, ainsi que des réunions publiques à Amiens, Pont-de-Metz et Saint-Léger-lès-Domart au cours desquelles il fait le procès de la bourgeoisie, tandis que son camarade Gaillet dénonce « les infamies commises par la prétraille pendant 20 siècles » et « les attentats aux mœurs des ensoutanés »[22]. Ludovic Bennezon anime la section amiénoise du POF et administre une coopérative, société civile créée à Amiens en 1892[23]. En 1901, le magasin se trouve au domicile des Bennezon, 53 rue du Grand-Vidame, où vivent trois générations : Ludovic, Ida et leur fille Nelly, ainsi que Charles et Gabrielle Bennezon, les grands-parents[24].

 

   La candidature socialiste-guèdiste de Ludovic aux législatives de mars 1902 à Castelnaudary (Aude) est signalée dans la presse[25]. S’agit d’une erreur journalistique ou d’une tentative avortée ? Ludovic Bennezon n’a recueilli aucune voix (même pas la sienne) et il vivait toujours à Amiens en 1902.

 

Sosthène Bennezon rejoint le mouvement

    Ludovic a convaincu son plus jeune frère de le rejoindre dans ses combats : le 16 février 1902, Sosthène (1881-1927), menuisier 36 rue de l’Amiral-Lejeune, prononce un discours lors de l’enterrement de son camarade Clérot, membre de la Jeunesse socialiste, mort à dix-huit ans. Sosthène rappelle « la vie de ce déshérité, orphelin à douze ans, il a dû se mettre immédiatement au travail pour se subvenir. Corps frêle, la croissance fut arrêtée dans son œuvre par les rudes travaux de la teinture ». Le citoyen Bennezon reporte sa mort « au compte du patronat qui exploite si durement l’enfance et de la société entière qui n’a pas l’énergie de faire table rase des iniquités monstrueuses qui fait qu’une partie de l’humanité - celle qui travaille – meurt victime du salariat »[26].

 

   Après une telle profession de foi anticapitaliste, Sosthène Bennezon a été régulièrement espionné par la police, de 1903 à 1914. Son dossier est conservé aux Archives Nationales à Pierrefite. En effet, le 14 juillet 1903, il a participé à une manifestation anarchiste à Renancourt, contre le défilé militaire, chantant avec ses camarades "La Carmagnole et l'Internationale" et criant "A bas l'armée, à bas les frontières, à bas les tribunaux militaires".

 

En 1902, les réunions du POF se tiennent chez Ludovic. En octobre 1902, il renonce à présider la Fête des Tapissiers car sa fille Amilcare vient de mourir, 25 jours après sa naissance[27]. C’est la troisième de ses quatre enfants à mourir[28].

 

Le Théâtre du Peuple d'Amiens

   A l’initiative de membres du syndicat des ouvriers teinturiers amiénois, épaulés par des artistes de la Jeune Comédie (troupe d'amateurs locale), est fondé, « le 24 janvier 1903, sous le patronage de la Bourse du travail d’Amiens » (créée en 1895 et adhérant à la CGT), le Théâtre du Peuple[29]. En avril 1903, pour la première fois, Ida est mentionnée dans la presse locale. Devant une salle archi-comble, à l’Alcazar, elle est montée sur scène pour la journée d’inauguration du Théâtre du Peuple. Aux côtés de ses camarades Jeanne Draner et Zeude, ouvrières syndiquées, et E. Yersotti, comédienne professionnelle, elle a recueilli de vifs applaudissements après avoir joué trois pièces en un acte : L’Amour libre, de Véra Starkoff, Le Commissaire est bon enfant, de Georges Courteline, et La Première Salve, une pièce contre la guerre d’Amédée Rouquès. En préambule, la conférence du citoyen Louis Maurice l’a rappelé : le Théâtre du Peuple est un « moyen d’éducation de la classe prolétarienne »[30].

 

La fête des Tapissiers

   En octobre 1903, Ludovic préside la Fête des Tapissiers aux Salons Saint-Denis. Au champagne, il prend la parole devant la quarantaine de convives pour retracer le chemin parcouru par la corporation des tapissiers, devenu Syndicat de l’Ameublement, qu’il offre en exemple à tous les syndicats[31]. Il se félicite que les ébénistes, les sculpteurs et tous les ouvriers rejoignent le nouveau syndicat et il boit au succès de leurs revendications. « M. Bennezon a été vigoureusement applaudi ». Le journaliste raconte que Ludovic Bennezon doit quitter Amiens et qu’il emporte avec lui la sympathie de ses camarades. La raison de ce départ est inconnue. Il s’installe à Lille, 252 rue Léon-Gambetta, dans le quartier de Wazemmes, avec Ida Girault, enceinte de sept mois, et Nelly, leur fille âgée de dix ans[32].

    En novembre 1903, le commissaire de police d'Amiens a prévenu le préfet et la gendarmerie du Nord du départ de Sosthène Bennezon chez son frère, mais finalement l'anarchiste est revenu à Amiens avant que les forces de l'ordre ne l'aient identifié à Lille. En 1914, Sosthène ayant "changé d'idées", son nom a été rayé du Carnet B.

   Du 29 août au 25 septembre 1904, Ludovic doit se rendre à Amiens pour accomplir une nouvelle période d’exercices au 72e régiment d’infanterie.

 

Militants à Lille

   Ludovic poursuit sa vie militante. On le retrouve en janvier 1906 à l’Hôtel des Syndicats, 31 rue Gambetta à Lille, présidant avec le camarade Saint-Venant la Fête des Tapissiers locale[33]. Depuis octobre dernier, le couple, qui a désormais deux filles, vit 5 rue Louis-Niquet, près de la gare des Flandres. Ludovic Bennezon, à l’origine de la fusion du Syndicat des tapissiers avec celui de l’Ameublement, en devient le secrétaire général[34]. Quant à Ida, toujours désignée dans les journaux comme la « citoyenne Bennezon », elle participe à des collectes pour financer la propagande socialiste dans plusieurs bars et brasseries de Lille à partir de février 1907[35].

 

   Le 28 septembre 1907 a eu lieu l’enterrement d’Adèle Montagne, femme du citoyen Bondues (1869-1931), ébéniste, militant socialiste et ami de Ludovic Bennezon avec qui il dirigeait le Syndicat de l’Ameublement[36]. Près de deux mille personnes suivent le cercueil jusqu’au Cimetière de l’Est et la presse relève la présence des citoyens Ghesquière, pour le Parti socialiste, Saint-Venant, de la Libre-Pensée, et Bennezon, au nom du Syndicat de l’Ameublement.

 

"La citoyenne Bennezon", militante de la Libre-Pensée socialiste et de la Ligue des Droits de la Femme

   A cette époque, les Bennezon sont domiciliés 4 rue Rubens, puis 229 rue Pierre-Legrand,  artère du quartier ouvrier de Lille-Hellemmes. Entre 1908 et 1912, je n’ai rien trouvé sur Ludovic. Son activité militante s’est-elle ralentie pour une raison ou une autre ? Ida prend le relais et poursuit une activité militante intense. Ainsi, le 29 avril 1911 à Thumesnil, au sud de Lille, elle collecte encore des fonds pour Le Travailleur, journal de la SFIO du Nord[37].

 

   Le 9 septembre 1911, la citoyenne Bennezon, membre de la section PS de Lambersart et de la Ligue des Droits de la Femme, prend la parole à un meeting contre "l’augmentation injustifiée du prix des denrées alimentaires". L’intervention suit une importante manifestation dans les rues de Mont-le-Camp et de Canteleu-Lambersart. Les autres orateurs sont le député socialiste Henri Ghesquière, J. Lebas, Sohier, André Tellier, Samé et Roger Salengro[38]. Trois jours après, Le Grand Echo du Nord de la France, rapporte ses propos au cours d’une réunion : « Nous réclamons notre droit à l’existence… »[39]. Parmi les participants se trouve Désiré Bondues, syndicaliste et socialiste.

   A cette époque, Ida est la gérante d’un dépôt de « L’Union de Lille », coopérative ouvrière rue Pierre-Legrand, où vivent les Bennezon[40].

   En novembre 1911, Le Travailleur (journal de la SFIO dans le Nord) publie l’un de ses articles dans lequel elle s’adresse « à ceux qui, comme nous, appartiennent à la grande famille ouvrière, et à ceux qui, comme nous, sont soumis à ce régime inique qui consiste à fournir au capitalisme sa force musculaire et intellectuelle et à recevoir en échange ce que l’on appelle salaire »[41].

 

   En mars 1912, en vue des futures échéances électorales à Lambersart, Ida organise avec ses camarades Roger Salengro et Laure Davroux la tenue d’une pièce de théâtre du « Club dramatique socialiste »[42].

   En juillet de la même année, « F. (sic) Bennezon, de la Ligue des Droits de la Femme et du Parti socialiste », signe un long article dans Le Travailleur qui commence par ces mots : « émue de la situation faite à la femme prolétarienne dans ce pays… » [43].

 

Une cérémonie anticléricale

   Le 5 août 1912, une fête anticléricale est organisée à Canteleu-Lambersart par la Libre-Pensée Socialiste « La Raison ». Précédé par une fanfare, un cortège de plus de deux-cents personnes défile dans les rues de la commune. De nombreuses délégations des sections socialistes y sont représentées, ainsi que différentes sociétés. Après le défilé, un meeting se tient dans un estaminet du Marais-de-Lomme. Parmi les orateurs, Mme Bennezon, de la Ligue des Droits de la Femme. « Au cours de cette réunion, quarante-cinq diplômes furent remis à des ménages mariés civilement, ainsi qu’aux enfants non baptisés »[44].

 

   Le 28 juillet 1912, au congrès régional de la Libre-Pensée socialiste, à La Madeleine-Lez-Lille, « la dévouée citoyenne Bennezon » a été particulièrement applaudie lors de sa conférence sur les droits de la femme[45]. Le 7 septembre suivant, elle s’adresse aux femmes dans un long article du Travailleur dont voici les premières lignes : « Vingt siècles de servitude, de privations et d’esclavage ne paraissent pas suffisant pour amener les travailleurs à comprendre la véritable place qu’ils devraient occuper dans la société actuelle. Que faut-il encore pour que ces derniers mettent en pratique cette noble devise internationale qui consiste en ceci : l’Emancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Nous sommes la force, pourquoi ne pas le prouver ? […] ». Elle appelle les citoyens à intéresser leurs femmes[46].

 

   Dimanche 16 mars 1913, pour l’anniversaire de la Commune, le groupe de pupilles « La Jeunesse Prolétarienne » organise un grand concert à Faches-Thumesnil, salle des Quatre-Chemins. C’est l’occasion pour la citoyenne Bennezon, de la Ligue des Droits de la Femme, d’y exposer ses vues. Deux jours plus tard, la Section du Parti fête à son tour l’anniversaire de la Commune. Comme chaque année, tous ses membres sont conviés. « Une distribution de gâteaux et d’oranges sera faite aux enfants des camarades »[47].

 

   Deux semaines auparavant, Ludovic Bennezon a publié un article dans Le Travailleur sous le titre La dernière de Brackers-d’Hugo, dans lequel il dénonce les manœuvres d’un adjoint au maire de Lille, pour déconsidérer l’école laïque Jules-Verne du quartier de Fives et inciter les pauvres à se tourner vers l’école des sœurs[48]. En juillet suivant, Ludovic inaugure la section socialiste d’Houplin-Ancoisne, au sud de Lille, et il anime une réunion publique dans son quartier, à Hellemmes[49].

 

La Première Guerre mondiale

   La guerre éclate. Dès le 3 août 1914, Ludovic Bennezon, quarante ans, mobilisé au 72e régiment d’Infanterie, quitte Lille, sa compagne et ses trois filles. Les Allemands envahissent le Nord et l’Est de la France. Lille tombe le 13 octobre 1914 mais Ida et ses filles ont réussi à fuir à temps et à se réfugier en région parisienne.

 

   Promu caporal le 24 novembre 1914, Ludovic Bennezon passe au 12e régiment d’infanterie territoriale le 1er octobre 1915. Territorial ou pas, le danger est réel. Ainsi, le 4 août 1917, il est cité à l’ordre de la 161e Brigade et décoré de la croix de guerre, avec étoile de bronze[50] :

 

   « Très bon caporal, placé en première ligne avec pour mission de surveiller l’entrée du pont de Steenstraate le 21 janvier 1916, a donné un bel exemple de courage et de sang froid en se maintenant à son poste malgré un violent bombardement démolissant systématiquement le parapet ».

 

   Sans pouvoir obtenir de permission, Ludovic Bennezon s’est marié le 11 décembre 1915 par représentation avec Ida Girault, journalière domiciliée 61 rue du Mont-Valérien à Nanterre (Seine). Auguste Alignier, fossoyeur à Nanterre, a été le fondé de procuration spéciale du futur ; quant aux quatre témoins, des ménagères, elles étaient toutes domiciliées à Nanterre.

   Peut-être Ludovic et Ida ont-ils voulu se marier afin de protéger les droits de leurs filles, légitimées pour l’occasion ? Aucun contrat de mariage n’a toutefois été enregistré.

 

 

Le retour à la paix

   Ludovic Bennezon a survécu à ses quatre années de guerre. Démobilisé le 4 janvier 1919, à la veille de ses quarante-cinq ans, il est resté simple caporal malgré tout son courage et son niveau d’instruction certainement supérieur à la moyenne des conscrits, si l’on en croit son parcours de militant. Mais c’est sans là que le bas blessait.

   Il s’installe à Paris, 10 rue Notre-Dame de Nazareth dans le 3e arrondissement, où l’attendaient Ida et ses filles. En février 1919, les Bennezon s’installent 25 rue Eugène-Varlin, dans le 10e, entre la gare de l’Est et le quai de Valmy, quartier très populaire à l’époque. Sans doute ont-ils apprécié que leur rue porte le nom d’un Communard.

   Le couple a divorcé le 13 juillet 1920. Peut-être le conformisme du mariage heurtait-il leurs idéaux ? Cependant, après leur divorce, Ludovic et Ida habitaient toujours ensemble rue Eugène-Varlin. C’est là que Nelly, leur fille aînée, est morte à vingt-quatre ans, le 25 octobre 1921, laissant un petit garçon né de père inconnu âgé d’à peine trois ans[51].

   Pour l’heure, je n’ai pas trouvé de trace d’une quelconque reprise de la vie militante du couple Bennezon, ce qui ne signifie pas qu’ils aient perdu tout espoir de construire un monde meilleur. Tapissier au 145 rue Saint-Dominique, près du Champ de Mars, Ludovic Bennezon est finalement décédé le 16 mai 1925 à l’hôpital Laënnec (Paris 7e) à l’âge de cinquante-et-un ans. Ida Girault est morte bien plus tard, le 22 janvier 1942 dans le 4e arrondissement de Paris, à son domicile 17 rue Pavée, immeuble dont elle était la concierge.

 

   Le combat d’Ida et de Ludovic pour l’émancipation des ouvriers et des femmes a été partagé par une partie de leur famille. En 1902, à l’enterrement de l’un de ses camarades socialistes, on a vu Sosthène Bennezon prendre la parole et dénoncer la rapacité patronale. Vers 1907, ce dernier a ouvert le Café Bennezon, 62 rue de Beauvais, débit installé en 1922 au 43 rue des Sergents, en plein centre-ville, où il est resté ouvert près de cinq décennies[52]. Tombé gravement malade, Sosthène Bennezon a réclamé des obsèques civiles, comme son camarade Clérot l’avait fait avant lui[53]. André Bennezon (1907-1979), fils d’Abel et neveu de Ludovic et de Sosthène, a repris le débit de boissons en 1937, accueillant régulièrement au Café Bennezon les réunions de la Fédération Nationale du Spectacle, du Syndicat des Musiciens, du Syndicat des opérateurs cinématographiques d’Amiens et de l’Amicale des Coopératives Ouvrières d’Amiens[54]. Passage de relais réussi, la lutte des classes pouvait continuer.

 

 

                                              La famille de Ludovic Bennezon

 

                                                                           Charles Bennezon (1843-1917)

                                                                          Gabrielle Lescureux (1844-1929)

 

                                                                                               --------------------------------------------------------------

                                                         Emile             Ludovic              Abel                   Sosthène

                                                     1872-1955       1874-1925         1879-194.             1881-1927

                                                                            Ida Girault                                (Café Bennezon)

                                                                              1877-1942

 

 

                                                                                          ----------------------------------

                                                            Nelly        Germaine        Flore                  André (fils d'Abel)

                                                      1896-1921    1903-1943   1906-1983                    1907-1979

                                                                 (filles de Ludovic et Ida)                       (Café Bennezon)

 

            En gras, ceux pour lesquels des relations avec le mouvement ouvrier sont attestées

 

 

[1] Le Journal d’Amiens, 20 février 1880. J’ignore le dénouement de cette affaire.

[2] Archives départementales de la Somme (ADS), Etat civil d’Hangest-en-Santerre, naissance d’Emile Bennezon, 25 mai 1872 ; Abel Bennezon, 14 avril 1879 ; Etat civil de Villers-Bretonneux, Sosthène Bennezon, 24 novembre 1881.

[3] ADS, Etat civil de Villers-Bretonneux, Charles Bennezon, témoin au mariage d’Emile Revel, employé de commerce, et de Marie Dieu, ouvrière de filature, habite toujours à Villers le 5 mars 1887.

[4] Les Anarchistes de la Somme, dossiers en ligne.

[5] ADS, registre matricule de Ludovic Bennezon, 1894, en ligne.

[6] ADS, registre matricule d’Emile Bennezon, 1892, en ligne.

[7] Le Progrès de la Somme, 29 juillet et 9 août 1896.

[8] ADS, registre matricule de Ludovic Bennezon, 1894, en ligne.

[9] ADS, Etat civil d’Amiens, naissance de Nelly-Charlotte Bennezon, 22 novembre 1896.

[10] ADS, Etat civil d’Arvillers, mariage de Camille Girault et de Caroline Langlet, 2 février 1889.

[11] Le Progrès de la Somme, 23 septembre 1898.

[12] Bulletin mensuel de correspondance des groupes et des adhérents fédérés, Fédération française de la Libre-Pensée, septembre 1898 et janvier 1900.

[13] Le Progrès de la Somme, 3-10-11 et 14 mai 1900.

[14] Le Progrès de la Somme, 23 juin 1900.

[15] Le Progrès de la Somme, 29 septembre, 5-7, 14 octobre 1900.

[16] La Petite République, 6 octobre 1900.

[17] Le Parti Ouvrier, 14 octobre 1900.

[18] La Petite République, 5 janvier 1901.

[19] Le Progrès de la Somme, 23 janvier 1901 ; Le Travailleur, 26 janvier 1901.

[20] Le Progrès de la Somme, 15 juillet 1901 ; https://maitron.fr/spip.php?article20182, notice CLEUET Auguste, Jémy, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 25 octobre 2008. ADS, 3M722, note du préfet de la Somme en 1914, « il est des membres les plus ardents et les moins conciliants du parti socialiste amiénois ».

[21] ADS, Etat civil d’Amiens, Ludovic-Henri-Paul Bennezon, né le 29 avril 1901, est mort le 20 août 1901.

[22] Le Socialiste, 22 septembre 1901 ; Le Travailleur, 22 décembre 1901 et 12 janvier 1902 ; Le Progrès de la Somme, 23 février 1902 et 27 mars 1902.

[23] André Choquet, L’Union coopérative d’Amiens, thèse pour le doctorat présentée le 27 mai 1935, Paris, Librairie Technique et Economique, 1935, p. 1.

[24] Le Travailleur, 9 février 1902 ; Le Progrès de la Somme, 6 et 27 mars 1902, 5 et 8 avril 1902, 7 mai 1902, 17 octobre 1902.

[25] Le Socialiste, 30 mars 1902.

[26] Archives de la ville d’Amiens, Etat civil, acte de décès d’Elisée-Désiré Clérot, 5 février 1902 ; Le Travailleur, 16 février 1902.

[27] Le Progrès de la Somme, 6 octobre 1902.

[28]Archives de la ville d’Amiens, Etat civil, Ludovic-Ismaël-Henri, né le 11 juin 1898, mort le 22 septembre 1898 ; Ludovic-Henri-Paul, né le 29 avril 1901, mort le 20 août 1901 ; Amilcare-Elise-Gabrielle, née le 31 août 1902, morte le 24 septembre 1902.

[29] L’Avant-garde (Amiens), n°102, 25 janvier 1903 ; Le Réveil syndical (Amiens), n°47, janvier 1903 ; Le Cri du peuple (Amiens), n°11, 25 janvier 1903.

[30] Le Progrès de la Somme, 6 avril 1903 ; Marjorie Gaudemer, La propagande par le théâtre dans les Bourses du travail avant la Grande Guerre. L’exemple du théâtre du Peuple d’Amiens (1903-1914), « Cahier d’Histoire, Revue d’Histoire critique », 116-117, 2011p. 129-143.

[31] Le Progrès de la Somme, 19 octobre 1903.

[32] ADS, registre matricule de Ludovic Bennezon, 1894, en ligne.

[33] Le Réveil du Nord, 21 janvier 1906.

[34] Le Réveil du Nord, 19 mars 1906 ; Le Travailleur, 21 juillet 1906.

[35] Le Travailleur, 16 février et 2 mars 1907.

[36] Archives départementales du Nord, acte de naissance à Lille de Floréal Bennezon, dont Désiré Bondues est le témoin, 11 février 1906 ; Le Travailleur, 28 septembre 1907.

[37] Le Travailleur, 29 avril 1911.

[38] L’Egalité de Roubaix-Tourcoing, 9 septembre 1911.

[39] Le Grand Echo du Nord de la France, 12 septembre 1911.

[40] Le Grand Echo du Nord de la France, 2 novembre 1911.

[41] Le Grand Echo du Nord de la France, 4 novembre 1911.

[42] Le Travailleur, 23 mars 1912.

[43] Le Travailleur, 13 juillet 1912.

[44] L’Avenir de Roubaix-Tourcoing, 5 août 1912.

[45] Le Travailleur, 10 août 1912.

[46] Le Travailleur, 7 septembre 1912, voir l’article complet en annexe.

[47] Le Travailleur, 1er mars 1913.

[48] Le Travailleur, 15 février 1913.

[49] Le Travailleur, 12 et 19 juillet 1913.

[50] ADS, registre matricule de Ludovic Bennezon, 1894, en ligne.

[51] Archives départementales de Paris 10e, Etat Civil, décès de Nelly Bennezon, 25 octobre 1921.

[52] Le Progrès de la Somme, 11 octobre 1907 ; Le Progrès de la Somme, 13 juillet 1922.

[53] Le Progrès de la Somme, obsèques civiles de Sosthène Bennezon à Hangest-en-Santerre, 2 septembre 1927.

[54] Le Progrès de la Somme, 12 août 1936, 2-5-6-12 juillet 1937, 2 août 1937, 29-30 août 1937, 4 octobre 1937, 7 décembre 1937, 17 juin 1938. Le Progrès de la Somme a été interdit à la Libération. La collection du Courrier Picard permettrait sans doute de compléter l’activité du Café Bennezon après la guerre.

 

 

 


 

La barricade de la rue Saint-Maur avant l'attaque, Paris, 25 juin 1848

 

 

 

 

Zacharie Seigneurgens

 

(1804-1862)

 

Itinéraire d'un insurgé

 

 

 

   Zéphir-Zacharie Seigneurgens est né à Caix, dans la Somme, le 14 floréal an XII (4 mars 1804), fils de Zacharie Seigneurgens (1772-1830), faiseur de bas, et d’Honorine Allart (1776-18..). L’année précédente, Honorine avait déjà mis au monde un petit garçon prénommé Jean-Nicolas, mais celui-ci est mort au bout de quatre jours, le 31 mai 1803. Ont suivi deux autres garçons : Cyprien-Casimir en 1806, puis Joseph-Barthélemy en 1808, mais la mort de ce dernier, à dix-huit mois, confirme les lois démographiques du temps : il fallait deux enfants pour faire un adulte. Dix ans plus tard est toutefois née une petite Philippine.

 

   Très tôt, Zéphir-Zacharie (en réalité, Zacharie, comme son père), apprend le métier de badestamier exercé dans le Santerre par des milliers d’ouvriers, les « faiseurs de bas d’étame » (de laine). Comme la plupart des badestamiers, les Seigneurgens vivent chichement. Sous l’Empire, les débouchés commerciaux du textile pâtissent des guerres incessantes ; le travail manque cruellement.

 

   Sous la Restauration, malgré un essor réel de la bonneterie, le père décide de chercher fortune sous d’autres cieux. De nombreux ruraux estiment, peut-être à tort, que la capitale du royaume est un véritable Eldorado. Dès lors, les Seigneurgens rejoignent les rangs des dizaines de milliers de provinciaux qui grossissent chaque année les flux de l’exode rural. Zacharie Seigneurgens père trouve la mort à Paris le 22 mars 1830, à 58 ans.

 

   Cette année-là, fort de ses relations parmi les travailleurs du textile, Zacharie Seigneurgens fils fonde et préside la Société des Bonnetiers de Paris, dite Bourse auxiliaire, dont l’objectif est l’émancipation ouvrière. La société est autorisée par la police le 4 juin 1832. A cette époque, il vit dans le Marais, place du Marché Sainte-Catherine. Adhérant de la Société des Droits de l’Homme, le 8 décembre 1833, il se trouve à une réunion de la Commission de propagande chez Napoléon Lebon (né en 1807 à Dieppe, théoricien communiste), 27, rue Saint-Jean-de Beauvais, lorsque la police fait irruption et arrête tous les participants, accusés d’avoir préparé les grèves de l’automne 1833.

 

   Le 10 décembre suivant, il est incarcéré dans les geôles de la prison de La Force, avant d’être ensuite enfermé à Sainte-Pélagie le 20 janvier 1834. Son procès a lieu du 26 au 28 avril 1834 et Seigneurgens, acquitté, recouvre la liberté. Pendant son séjour en prison, il a eu trente ans, et la période coïncide avec les journées insurrectionnelles d’avril, durement réprimées. A sa sortie de prison, il trouve les ouvriers bonnetiers en train de dissoudre leur société, sans doute contraints par la nouvelle loi sur les associations votée le 26 mars 1834.

 

   L’année suivante, Zacharie Seigneurgens publie une Lettre sur la formation de la Société des ouvriers bonnetiers de Paris, dite Bourse auxiliaire (Paris, imprimerie de Moessard, 16 pages). En mai 1834, il contribue pour un franc à une souscription en faveur des détenus politiques.

 

   Membres de la Société des Familles, organisation secrète fondée par Auguste Blanqui (1805-1881), actif révolutionnaire du temps, les frères Zacharie et Casimir Seigneurgens sont arrêtés, écroués le 29 avril 1836 à La Force et inculpés d’association illicite ; avant d’être libérés le 25 juin suivant sur ordre du procureur.

 

   En septembre 1838, Zacharie Seigneurgens se cache car il est soupçonné d’avoir participé à la publication d’un numéro du Moniteur Républicain, dans lequel le régicide et la « dictature révolutionnaire transitoire » sont envisagés pour obtenir un changement de régime. Tandis que la plupart des membres du groupe qui collaboraient à cette presse clandestine sont condamnés et enfermés au Mont-Saint-Michel, la police met trois ans à appréhender Zacharie Seigneurgens.

 

   Son procès aux Assises de la Seine s’ouvre en 1841. Il se défend seul, rappelle « ses six préventions en dix ans », se proclame communiste et explique ses principes aux jurés, invoquant Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, ainsi que Gracchus Babeuf (1760-1797), révolutionnaire picard guillotiné après l’échec de la Conspiration des Egaux.

 

   A ce propos, il serait intéressant de déterminer dans quelle mesure les combats menés par Babeuf entre 1789 et 1793 contre la noblesse de la Somme ont pu influencer l’opinion publique rurale. Gracchus Babeuf - ce pseudonyme l’affiliait aux frères Tiberius Sempronius Gracchus (vers 168-133) et Caius Sempronius Gracchus (154-121), tribuns de la plèbe assassinés pour avoir prôné le partage des terres sous la République romaine - avait su s’entourer de toute une série de personnages hauts en couleur, parmi lesquels Gabriel Leroux (1735-1809) et son cousin Amand Leroux (1754-1811), respectivement juges de paix des cantons de Montdidier et d’Hangest-en-Santerre, et de plusieurs membres des comités de surveillance des environs. La Vie en Picardie au XVIIIe siècle, du café dans les campagnes, publié aux Editions Les Indes savantes en 2012, réédité en 2021, fait le point sur le réseau des sans-culottes entretenu dans la Somme par Babeuf.

 

   Zacharie Seigneurgens a su convaincre les juges de son innocence dans l’affaire du Moniteur républicain, car il a été acquitté après avoir expliqué que s’il était communiste, le Moniteur ne l’était pas. Il va dès lors profiter de quelques années de liberté. Le 16 mars 1843, Casimir et Zacharie déposent un brevet d’invention sur les procédés propres à la fabrication d’un nouveau genre de tissu. Ils sont alors domiciliés 110bis rue Saint-Antoine, dans le Marais. En 1845, Zacharie Seigneurgens se rend à Caix avec sa mère afin d’assister au mariage de son frère avec Flore Mantel, veuve d’un docteur en médecine. Sur le registre d’Etat civil, le paraphe ferme et parfaitement calligraphié de Zacharie atteste son niveau de culture.

 

   En février 1848, les Parisiens chassent le roi Louis-Philippe ; la République est proclamée. Les questions sociales demeurent dans toute leur acuité et voici Zacharie Seigneurgens impliqué dans « les journées de juin » 1848 à Paris. Dirigée par le général Eugène Cavaignac (1802-1857), ministre de la Guerre, la répression de l’insurrection ouvrière a pour objectif le démantèlement des barricades érigées dans les rues de la capitale. A la tête des troupes de ligne, des légions de la garde nationale fidèles au gouvernement et de la garde mobile, Cavaignac est maître de la situation au soir du 26 juin avec la prise des dernières barricades du faubourg Saint-Antoine. Plusieurs milliers d’insurgés ont été tués au combat ou exécutés sommairement. Installé de nouveau dans le Marais après son mariage, Casimir Seigneurgens se fait arrêter par la police à la place de son frère aîné. Zacharie demeurait alors 45 rue du Roi-de-Sicile, non loin de son frère, et il a profité de la bévue des soldats pour s’enfuir. Des mois plus tard, le 24 mars 1849, le Conseil de Guerre reconnaîtra la méprise. Selon Froussard, représentant du peuple, Casimir Seigneurgens « est un homme tout-à-fait inoffensif et un très honnête père de famille. Il a eu le malheur d’être confondu avec son frère, qui est en fuite et qui paraît être compromis dans les déplorables événements de juin ».

 

   Les juges libèrent aussi Norbert Seigneurgens, un cousin fabricant de bas, et Julien Fixois (1798-1863), journalier lui aussi originaire de Caix. Cependant, Zacharie est condamné par contumace à vingt ans de bagne.

 

   Après une cavale de trois ans, il se fait prendre et rejoint la longue liste des inculpés pour leur participation aux barricades de juin 1848, plus de onze mille personnes. Réuni le 19 avril 1851, un nouveau Conseil de Guerre condamne finalement Zacharie Seigneurgens à dix ans de détention et il est incarcéré le 28 septembre suivant à Belle-Ile-en-Mer, dans le Morbihan, où il rejoint Auguste Blanqui, son mentor, et des centaines d’autres condamnés. Là, ils apprennent le succès du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851, puis son accession au trône impérial sous le nom de Napoléon III un an après, jour pour jour. Le 1er décembre 1857, au bout de six ans de détention à Belle-Ile, Zacharie Seigneurgens est transféré sous bonne garde au bagne de Corte, en Haute-Corse.

 

   Si l’itinéraire d’Auguste Blanqui, « l’Enfermé », est bien connu - trente-trois ans de prison n’ont jamais réussi à briser sa volonté de détruire le système libéral - celui de Zacharie Seigneurgens demeure plus mystérieux. Il a pu être élargi à la faveur de l’amnistie de 1859, mais les archives ne conservent pas trace de son dossier, pas plus qu’elles ne signalent de nouveaux agissements de sa part. En tout état de cause, sa vie tumultueuse a pris fin dans le 10e arrondissement de Paris, à l'âge de 58 ans, comme son père et homonyme. Mercredi 22 octobre 1862, son corps a été inhumé avec dix cadavres au cimetière de Montmartre dans une "tranchée gratuite", c'est-à-dire à la fosse commune.

 

 

Les sources policières citées ici proviennent de deux notices biographiques mises en ligne par les administrateurs du Maitron dans le Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier : https://maitron.fr/spip.php?article37755, notice SEIGNEURGENS Zéphir, Zacharie par Notice revue et complétée par Michael Sibalis, version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 18 avril 2016 ; https://maitron.fr/spip.php?article37754, notice SEIGNEURGENS Cyprien, Casimir par M. Sibalis, version mise en ligne le 20 février 2009.

 

Pour les cotes des archives, me contacter.


 

Version imprimable | Plan du site
© Hervé Bennezon