L’univers d’Amédée Bennezon (1840-1924), berger à Courtemanche

Au cours de mes recherches aux Archives départementales de la Somme, j’ai croisé le nom d’Amédée Bennezon, berger à Courtemanche dont j’ignorais absolument tout. Il s’agissait du frère d’Hilaire Bennezon (1842-1886), mon trisaïeul, lui aussi berger, mais à Hangest-en-Santerre. Désireux de lever le voile sur l’univers révolu des pâtres, j’ai profité de la longévité de ce « grand-oncle », pour appréhender les grands traits de son existence à Courtemanche. Les découvertes se sont accumulées, me permettant de dresser le portrait d’un paysan oublié, portrait qui vaut pour nombre de ses contemporains.

L’histoire débute dimanche 26 janvier 1840 à trois heures du matin, sous le règne de Louis-Philippe (1830-1848), lorsque Pierre-Firmin-Amédée Bennezon, huitième enfant de Pierre Bennezon, trente-sept ans, maçon, et de Virginie Pletz, trente-quatre ans, est venu au monde au domicile de ses parents, 2 rue du Chemin-croisé à Hangest-en-Santerre, bourgade de 1 300 habitants[1].

Après avoir convolé le 18 mai 1825 à l’église de Contoire, village natal de Virginie, le couple a d’abord eu sept filles, nées entre 1826 et 1837. Mais la malnutrition, l’absence de traitements médicamenteux fiables, des règles d’hygiène inexistantes, la chaumière proche des marais de l’Avre, ont eu rapidement raison de trois d’entre elles ; comme aux siècles passés, il fallait toujours « deux enfants pour faire un adulte ». En tout état de cause, en 1839, pour des raisons qui nous échappent, les Bennezon ont choisi de quitter Contoire pour s’installer à Hangest avec leurs quatre filles : Mélanie avait treize ans, Robertine, douze ans, Noëlle, dix ans, et Léontine, cinq ans. Par la suite, Virginie a mis au monde ses deux garçons, Amédée et Hilaire.

L’épidémie de choléra de 1849

   Cependant, une violente épidémie de choléra a sévi en Europe. Personne ne savait vraiment comment y échapper et les autorités ont estimé à cent mille le nombre de victimes en France[2]. Certaines localités ont connu une très impressionnante surmortalité, avec dix fois plus de décès à Contoire que l’année précédente.

L’explosion du nombre de décès en 1849

Localités18481849
Arvillers2432
Contoire552
Davenescourt2697
Hangest-en-Santerrre38105
Le Quesnel2234
Montdidier117142
Ensemble232462

Les plus pauvres succombaient en masse. A Hangest, Albert Friese (1804-1858), réfugié polonais et médecin de la commune depuis une dizaine d’années, s’occupait de ses malades comme il le pouvait. Il a laissé un mémoire qui porte le nom de ses patients et le nombre de ses visites diurnes (148) et nocturnes (52) afin d’être rémunéré par les autorités départementales (606 francs). Selon le document, cent-cinquante-deux cholériques visités à Hangest étaient des indigents[3]. Dans le même temps, il a secouru quarante malades de la suette, sorte de fièvre typhoïde qui n’a finalement tué personne.

L’absorption des vibrions du choléra par voie buccale déclenchait une déshydratation spectaculaire provoquée par des diarrhées et des vomissements sans fin. La moitié des malades en mouraient. La contamination s’effectuait par l’eau, les aliments, les vêtements souillés et les contacts directs. Les règles d’hygiène les plus élémentaires étaient inconnues et le trépas des membres de la famille Pillot n’a pas empêché la tenue d’une vente aux enchères dans leur demeure mortuaire[4]. Comme une grande partie de la population locale s’y pressait en vue d’acquérir des effets mobiliers à bas prix, on pressent les conséquences désastreuses de l’attroupement. Pierre Bennezon a profité de l’aubaine, achetant une faux à avoine pour une somme modique, 1,30 franc seulement. Peu après, la maladie le rattrapait, ainsi que sa femme et la plus jeune de leurs filles. Virginie est décédée le 27 septembre 1849 à quarante-quatre ans ; Pierre, quarante-six ans, l’a rejoint dans la tombe le 1er octobre ; Léontine, quatorze ans, a survécu au fléau.

Dès lors, les six orphelins ont dû faire face. Le 11 décembre suivant,Mélanie (1826-1898), l’aînée, a épousé Désiré Dumont (1826-1889), jeune maréchal-ferrant dont la mère venait aussi de succomber au choléra[5]. De nos jours, on peine à imaginer leur insondable misère. Désiré et Mélanie ont pris en charge Amédée et Hilaire, deux garçonnets ; leurs sœurs un peu plus âgées travaillaient depuis plusieurs années déjà dans la bonneterie, comme des milliers d’autres ruraux des environs.

Placés comme bergers

Sous la Deuxième République, l’Etat a entrepris de scolariser gratuitement les jeunes indigents mâles âgés de cinq à treize ans (loi du 15 mars 1850). En 1851, la mesure concernait vingt-sept garçons d’Hangest, parmi lesquels Amédée et Hilaire. A la rentrée de septembre 1853, ils étaient encore vingt-deux indigents à intégrer la classe de Luglien-Sébastien Maillard (1819-1897), instituteur de l’école publique d’Hangest originaire de Royaucourt. Parmi eux, huit orphelins (dont les frères Bennezon) et un enfant abandonné[6]. Les leçons ont davantage profité à Amédée qu’à Hilaire ; l’aîné a appris à lire et écrire très convenablement tandis que le cadet, s’il savait déchiffrer un texte, a quitté les bancs de l’école sans savoir écrire. Peu importait, car il était grand temps d’aller travailler. Placés sous la houlette de l’un desbergers d’Hangest en 1854,ils ont appris à s’occuper d’un troupeau de moutons, en même temps qu’Eugène Dumont et Alfred Revel, leurs beaux-frères à peine plus âgés et eux aussi orphelins[7].

Veiller à la protection et à la nourriture d’un cheptel au quotidien requiert des connaissances précises, aussi la place était intéressante. Les bergers percevaient d’ailleurs de meilleurs gages, acquittés en blé et en argent comptant, que la masse des domestiques agricoles, charretiers compris[8]. La transmission des pratiques du métier acquise, Désiré Dumont a placé les quatre adolescents chez des fermiers des environs, son frère Eugène à Villers-lès-Roye, son cousin Alfred Revel à Gratibus, Amédée à Courtemanche et Hilaire à Fontaine-sous-Montdidier[9].

Sous le Second Empire, les cent-quarante-neuf habitants de Courtemanche comptaient quelques fermiers aisés (les Fontaine et les Picard, les Gossuin, les Guénard et les Guérard) dont les moutons broutaient les herbages de la vallée des Trois-Doms, les jachères et les chemins verts. Au gré des saisons, Amédée menait aussi son troupeau en dehors de la commune. Il devenait alors difficile, voire impossible de quitter ses bêtes, voleurs et loups étant toujours à craindre. A titre d’exemple, durant l’été 1865, parce qu’il devait parapher un acte notarié, il a fallu qu’un clerc le lui apporte en mains propres de Montdidier, « jusqu’à Cantigny, sur la route de Grivesnes ».

Silhouette caractéristique du plat pays, équipé d’un pliant, protégé des intempéries par un parapluie et son long manteau, le berger s’appuyait sur un « crochet », houlette longue d’un mètre cinquante environ et nécessaire pour guider les moutons dans le droit chemin, à l’intérieur d’un parc constitué de claies préalablement installé[10].

La « cabèn ed berji » émergeait dans la très relative solitude des plaines. Roulotte en planches de deux mètres de long sur un mètre de haut, montée sur roues et munie de brancards, le berger la déplaçait dans les pâtures en suivant son troupeau.

Spécialistes des plantes et de la nature, un peu rebouteux, parfois craints pour cela, les pâtres connaissaient les plantes, les hommes et les bêtes[11]. Au printemps et jusqu’au mois de juillet, ils couvraient les parties génitales du bélier avec une sorte de tablier de toile forte. Il fallait empêcher la naissance des agneaux avant les fêtes, période où leur chair étaient particulièrement convoitée[12]. Quand « enne berleude » (une brebis) avait agnelé trois fois, elle finissait sa vie à la boucherie, à Montdidier. Sa viande étant le plus souvent médiocre, les Picards surnommaient par dérision leurs bouchers « ch’berleûdji », les vendeurs de carne.

En hiver, les bergers rentraient leurs « bêtes blanches » sous la chenaillère de la grange, la « chnayèr », grenier à claire-voie sous lequel trônait le « bèr », dans lequel ils versaient l’avoine destinée à nourrir les moutons. Les agneaux se réfugiaient sous cette longue auge sur pieds, à l’abri du piétinement du troupeau. Mais l’enfermement des brebis dans les granges, de plus en plus fréquent tandis que l’espace dévolu aux pâtures reculait, avait pour corolaire l’appauvrissement de leur toison que les bergers tondaient avec de forts ciseaux, « dzé forch » (les forces).

   En 1860, Amédée Bennezon a atteint ses vingt ans. Pour l’heure, il a dû laisser son troupeau et se rendre à Moreuil pour passer devant le conseil de révision. Le registre d’incorporation, qui existe toujours, mentionne son degré d’instruction « 1-2 » (sachant lire et écrire) mais « aîné d’orphelin », le voici exempté d’un service militaire qui durait sept ans. En 1862, Hilaire, son frère, berger à Fontaine-sous-Montdidier, a été exempté à son tour, pour défaut de taille. Afin d’intégrer la troupe, il aurait fallu qu’il atteigne 1,56 m. sur la toise. Une génération plus tôt, son père et son oncle Prosper Bennezon mesuraient respectivement 1,59 m. et 1,54 m., statures fréquentes, fruits de la pauvreté et de son cortège de multiples carences. Sur le registre du conseil de révision, on apprend en outre qu’Hilaire s’était cassé une hanche et le médecin a ajouté : « ce jeune homme n’a pas de tuteur, ses trois sœurs sont mariées à Hangest-en-Santerre », émouvante mention d’un trisaïeul jeune homme en 1862 [13] !

Samedi 18 janvier 1862, l’union d’Amédée Bennezon avec Apolline Bourbier (1837-1915) a été prononcée par François-Joseph Guérard (né en 1809), maire de Courtemanche. Sur l’acte de mariage apparaissent Pétronille Ducastel (1807-1870), veuve Bourbier, mère de la jeune femme, Narcisse Bourbier (1838-1901), manouvrier à Montdidier, son frère, Grégoire Hénique (1816-1884), son oncle. Amédée avait choisi pour témoins des amis cultivateurs à Courtemanche, Florent Guérard (né en 1828) et Jean-Baptiste Guérard (né en 1835).

Le 7 août 1865, Pétronille Ducastel, veuve depuis plusieurs années, s’est remariée avec Charles Wattebled (1804-1892), ancien gendarme, garde-champêtre de Courtemanche. Avant de convoler, elle a versé leur part d’héritage paternel à Apolline et Narcisse. Un acte notarié dévoile les avoirs d’une humble paysanne qui, comme beaucoup de ruraux sous le Second Empire, avait sans doute vu ses revenus augmenter, tandis que le salaire agricole quotidien atteignait 2,25 frs dans la Somme (moitié moins pour les femmes, toutefois)[14]. Son patrimoine atteignait 2 275 frs : 435 frs de biens mobiliers, 1 200 frs d’économies et 640 frs pour un verger planté en pommiers rue Godard, délimité par la rivière des Trois-Doms, et dans lequel la veuve avait fait édifier une grange.

1870, l’année terrible

Le 20 juin 1870, une semaine après avoir fait rédiger son testament par Me Levesque, notaire à Montdidier venu tout exprès à Courtemanche, Pétronille est morte chez elle à l’issue d’une « cruelle maladie »[15]. Prévenu de l’état de santé précaire de sa mère, Narcisse Bourbier, désormais domicilié à Paris, 4 rue Amelot, près de place de la Bastille, a pu se rendre à temps à Courtemanche et lui faire ses adieux. Il a déclaré le décès au maire avec Amédée Bennezon, son beau-frère, dont l’épouse héritait du verger et de la grange rue Godard. Cependant, les nuages s’accumulaient sur l’Empire français.

Le 19 juillet 1870, la guerre franco-prussienne a éclaté. Après plusieurs défaites en Alsace, parmi lesquelles la tristement célèbre charge des cuirassiers à Reichshoffen, les opérations militaires ont rapidement tourné au désastre ; Napoléon III a été fait prisonnier à Sedan le 2 septembre avec 83 000 hommes. Malgré la proclamation de la république, la guerre se poursuivait ; bientôt, le nord et l’est de la France étaient envahis. Le 1er octobre 1870, le préfet de la Somme a interdit la tenue des marchés d’Ailly-sur-Noye, Moreuil, Montdidier et Roye pour empêcher l’expédition de denrées qui pourraient ravitailler l’ennemi. Le 17 octobre, les Prussiens bombardaient Montdidier depuis la Butte du Moulin, sur la route de Tricot[16]. En novembre, de violents combats se déroulaient dans l’Amiénois et le Santerre et le 1er décembre, la citadelle d’Amiens tombait aux mains des Allemands qui avaient déjà investi la ville.

Ces événements ont brutalement sorti les environs de Montdidier de leur quiétude. Le 20 novembre 1870, à Fontaine, des mobiles de la garde nationale ont attaqué un escadron de soixante-deux uhlans. A Courtemanche, les villageois entendaient avec angoisse le claquement sec des coups de feu tandis qu’à Fontaine, « un tout jeune homme plein de bravoure » capturait un uhlan dont le cheval avait été tué[17]. Pourtant, les Prussiens ont fini par conquérir l’ensemble du département qu’ils ont occupé jusqu’à la fin juillet 1871. A la merci des vainqueurs, la population a dû loger et nourrir l’ennemi. A Montdidier même, les réquisitions ont coûté 245 299 frs et, même si la municipalité a fini par obtenir 158 642 frs de dédommagement par l’Etat en 1872, la perte sèche pour la population s’est avérée très importante. Le constat est identique aux environs et plusieurs maires ont détaillé leurs demandes de dédommagement au sous-intendant militaire établi à Amiens. Ainsi, à Cantigny :

L’occupation allemande à Cantigny (1870-1871)

DatesSoldatsChevauxUnités
25 novembre 18707008428e régiment du Rhin
17 décembre 18701 10025244e rgt d’infanterie et 7e rgt de uhlans
18-19 décembre 1870170230Convoi de voituriers
22-25 février 18718090Hussards de la Garde

Au gré du passage des troupes, Amédée et Apolline ont dû supporter chez eux la présence de vingt-six Prussiens. Ils ont aussi subi des réquisitions de fourrage et de paille pour la cavalerie de l’ennemi[18]. Sans doute parce qu’ils étaient trop pauvres pour en posséder, ils n’ont pas perdu de mouton. A Courtemanche, douze paysans ont signalé des vols de bétail.

Réquisitions de bétail à Courtemanche (1870-1871)

NomsProfessionsPertes
Bourbier AdolpheCultivateur4 moutons
Brunel PierreCharpentier1 vache
Capiémont AugusteCharpentier1 porc
Chausson AchilleDomestique1 vache
Dumont, veuveCabaretière1 porc
Fontaine ParfaitFermier3 porcs, 2 moutons
Gossuin EdouardCultivateur5 moutons
Gossuin EugèneCultivateur9 moutons
Guénard JeanCultivateur1 porc
Guérard FlorentCultivateur11 moutons
Hénicque GrégoireCultivateur1 cheval
Pillon StanislasMénager1 porc

Le nombre de bêtes disparues surprend. Les cultivateurs avaient-ils réussi à cacher leurs moutons ? Au sommet de la hiérarchie sociale, ils ont toutefois fait les frais du passage de l’ennemi dont ils ont dû aussi véhiculer les charrois. La guerre terminée, les Bennezon ont déclaré un préjudice de 23 frs (3 frs de réquisitions en nature, 20 frs de dépenses d’hébergement et de nourriture de l’ennemi), somme relativement faible au regard des 795 frs de dommages subis par Parfait Fontaine (1816-1891), fermier du Forestel, qui avait dû nourrir 195 soldats et 25 chevaux[19]. De son côté, Jean Guénard(1829-1899), cultivateur et entrepreneur de travaux publics, s’est fait dérober une onéreuse carte du département de la Somme estimée 8 frs ; fascinante information quand on sait combien l’Etat-major français méconnaissait allégrement le terrain tandis que l’ennemi, doté de cartes précises, affrontait la topographie des territoires envahis et s’orientait correctement sur les chemins.

D’inquiétantes nouvelles de la capitale

Avant la guerre, Narcisse Bourbier et Honorine Renault, son épouse, fille d’un cordonnier de Montdidier, avaient grossi les flux de l’exode rural et rejoint Paris, considéré par beaucoup de ruraux comme l’eldorado. La réalité les avait toutefois rattrapés et le couple a épousé les idéaux de la Commune. Domiciliés 235 rue de Bercy au printemps 1871, Narcisse a été capturé par les Versaillais comme de quarante mille autres communards. Interné en région parisienne, il a ensuite été déporté en compagnie de treize cents insurgés dans l’un des forts de l’île d’Aix[20]. Si les informations se diffusaient relativement vite, sa famille a dû se faire un sang d’encre mais, le 5 août 1871, l’insurgé a bénéficié d’un non-lieu, dénouement aussi heureux qu’inattendu. Narcisse semble avoir conservé certaines de ses convictions ; trente ans plus tard, au seuil de la mort, l’ancien communard, concierge 95 rue des Boulets, dans le XIe arrondissement, choisissait d’être crématisé au columbarium du Père-Lachaise, pratique funéraire notoirement anticléricale. Cinq ans après, sa veuve, revenue s’installer à Montdidier, rue Adrien-de-La Morlière, a fait transférer les cendres de son mari au cimetière communal[21].

Berger au Forestel

S’occuper des troupeaux était une affaire de famille. Après la guerre, Amédée Bennezon a fait recruter au Forestel Alfred Revel (1838-1906), l’un de ses beaux-frères[22]. Mais après le départ de ce dernier, et la mort d’Auguste Warnier (1805-1877), l’autre berger du Forestel, décédé subitement au milieu de ses moutons, Amédée leur a succédé tandis qu’Arsène Mantel, dix-sept ans, le remplaçait à Courtemanche[23]. A cette époque, Louis Picard (1847-1935), fermier du Forestel, était membre du conseil municipal du village. Durant de longues années, Amédée est demeuré à son service. En mai 1889, pour le féliciter, la Société des Agriculteurs de la Somme lui a attribué une médaille de bronze agrémentée d’une prime de 15 frs.

Le Progrès de la Somme, 17 mai 1889

Un poste de confiance, garde-champêtre communal

Au mois d’août 1891, Amédée Bennezon a été recruté comme garde-champêtre par Augustin Delignières (1823-1895), maire de Courtemanche[24]. Alphabétisé, il pouvait remplir des tâches administratives et l’on retrouve régulièrement sa signature dans lesregistres de l’état civil. Il fournissait au maire les certificats des médecins de Montdidier venus constater des décès. Il transmettait aussi le courrier de la préfecture aux élus municipaux[25].

La signature d’Amédée Bennezon, 18 avril 1886

Berger à Courtemanche pendant près de quatre décennies, Amédée connaissait parfaitement les « blanches et coquettes maisons du joli hameau de Courtemanche »[26]. Sa présence n’a toutefois pas empêché qu’une nuit d’été, la petite église Saint-Pierre, édifiée sur une colline à l’écart du village, reçoive la visite de malfrats. Les chasubles du curé, des coupes et des calices, des étoles, ont été dérobés, le tout d’une valeur de 200 frs[27]. Le malheureux garde-champêtre a certainement dû s’en trouver contrarié.

Le temps a passé. Au cours des deux dernières décennies du siècle, la fratrie d’Amédée est passée de vie à trépas[28].En 1898, il a hérité de la moitié des biens d’une nièce morte à vingt-cinq ans, dont la maison, sise 15-17 rue des Sœurs-Grises à Amiens, a été vendue aux enchères moyennant 3 100 frs. Même réduite de moitié, la somme a sans nul doute amélioré le quotidien d’Amédée et Apolline[29].

Le 21 juillet 1911 à Montdidier, Louis-Lucien Klotz (1868-1930), ministre des finances, maire d’Ayencourt-le-Monchel (1900-1928), conseiller général du canton de Rosières-en-Santerre (1896-1928) et député radical de la circonscription de Montdidier (1898-1925), a décerné à Amédée Bennezon la « médaille d’honneur de la police rurale »[30]. A soixante-dix ans bien sonnés, il s’agissait d’une consécration, d’autant qu’Amédée avait toujours souhaité s’investir dans la vie municipale de Courtemanche. Candidat malheureux à sept reprises aux élections, il restait l’éternel assesseur de la mairie. Sans que l’on connaisse ses opinions politiques, il n’était guère populaire. En 1908, il n’a recueilli qu’une voix mais, s’il ne s’est plus représenté par la suite, il a continué d’animer la vie municipale[31]. Un document daté de 1912 signale qu’il avait fourni la poudre du feu d’artifice du 14 juillet[32].

Les scores électoraux d’Amédée Bennezon aux élections municipales de Courtemanche

AnnéesElecteursVoixPourcentage des voix
187835822,8
18813538,6
189233412,1
189631516,1
19003226,2
19043239,4
19083213,1

La tourmente des dernières années

Au cours de l’année 1915, Amédée a perdu sa femme. Malade depuis quelque temps, elle avait fait rédiger un testament en faveur de son mari[33]. Directement situé dans la zone de l’arrière-front, l’arrondissement de Montdidier était alors investi par l’armée française. Cependant, l’offensive allemande du printemps 1918 a bousculé les lignes et provoqué un exode massif. Réfugié à Breteuil, 16 rue Raoul-Levavasseur, Amédée y est demeuré deux ans, son village ayant été rayé de la carte lors de la contre-offensive française du 8 août 1918. On imagine l’insondable traumatisme des populations retrouvant leur univers irrémédiablement ruiné.

En 1920, Amédée Bennezon, indemnisé par l’Etat, est rentré dans son village. Son habitation de trois pièces, rue des Ormeaux, toujours debout en apparence, était si ébranlée par les explosions qu’il a fallu la démolir, l’entrepreneur chargé de sa reconstruction ayant toutefois sauvé dix mille briques[34]. Vingt-quatre ménages et dix-neuf ouvriers du bâtiment (neuf Français et dix étrangers) chargés de réédifier les lieux se partageaient une trentaine de maisons et de baraques provisoires. A quatre-vingt ans, Amédée, toujours garde-champêtre, donnait en location l’une de ses deux maisons en cours de réédification. Par ailleurs, il possédait une rente à 3% et une créance pour dommages de guerre, ainsi qu’un hectare de terres labourables en quatre pièces à Courtemanche et 11 ares de terre à Fontaine-sous-Montdidier[35]. Il a passé ses dernières années dans sa nouvelle demeure, rue Godard, en compagnie de Marie Condeville, domestique âgée d’une quarantaine d’années qu’il faisait passer pour une cousine[36]. N’ayant jamais eu d’enfants, il lui a légué une partie de ses biens (le verger rue Godard et des rentes), et le reste à deux nièces, la succession représentant un peu plus de 2 500 frs, maigres fruits d’une vie de labeur. Il s’est éteint samedi 9 février 1924, à quatre-vingt-quatre ans, c’était il y a un siècle[37].

Témoignage d’André Bennezon (1918-2006), mon grand-père

« Vers 1930, j’ai été le commis du berger à Davenescourt [Régis Manfroy]. C’était mon rêve quand j’étais jeune de dormir dans sa cabane. Elle était tractée par un cheval, et il la dételait en plein champ. Ce n’était pas trop dur, il avait un pliant, qu’il transportait sur l’épaule, et il s’asseyait. Ce sont les chiens qui faisaient tout. Il en avait quatre ou cinq, il leur mettait des bottes de paille sous la cabane, entre les roues, et ils dormaient là. Le berger châtrait les agneaux parce qu’il fallait garder un seul mâle dans le troupeau. Je leur tenais les pattes, et il leur coupait les testicules d’un coup de couteau, puis il aspirait les bourses avec sa bouche, et il jetait les rognons blancs dans un récipient. Ils lui appartenaient, c’était ainsi. Les rognons blancs étaient très prisés. Personne ne pouvait y toucher, pas même de Villeneuve [Alban de Villeneuve-Bargemont (1859-1955), propriétaire du troupeau] ».


[1] Archives départementales de la Somme (ADS), Recensement d’Hangest-en-Santerre, 1851.

[2] Patrick Bourdelais, « Quand le choléra frappait l’Europe », L’Histoire, 145, juin 1991.

[3] ADS, 5M318, Etats des dépenses, mémoires, correspondance, états des malades indigents, classé par communes, automne 1849.

[4] ADS, 3E4202, Etude Chantrelle à Hangest, vente aux enchères Pillot, Hangest, 9 et 16 septembre 1849.

[5] ADS, Etat civil d’Hangest, décès de Joséphine Guibet, femme Dumont, 19 septembre 1849.

[6] ADS, 60T3517, Elèves indigents de l’arrondissement de Montdidier, 1851 ; 60T3248, 1853.

[7] Il pourrait s’agir de Dominique Darvillers (1797-1875), membre de la parentèle des Bennezon. Autres bergers d’Hangest à cette époque : Jean-Baptiste Fonchet (1796-1869) et son fils Jacques (1830-1857), Ferdinand Friant (1822-1898) et Edouard Langlet (1823-1859).

[8] ADS, 3E4220, Etude Chantrelle, inventaire après décès de Françoise Vincampt (1797-1857), femme de Dominique Darvillers qui a perçu 716 litres de blé (valant 98 frs) et 29 frs pour trois mois d’activité au service de sept agriculteurs, 21 septembre 1857.

[9] ADS, 3E4222, Etude Chantrelle, quittance Dumont-Revel, 25 avril 1858.

[10] ADS, 3E17423, étude Lévesque à Montdidier, obligation par la veuve Bourbier à Amédée Bennezon et Narcisse Bourbier, 10 juillet 1865.

[11] Hervé Bennezon, La Vie en Picardie au XVIIIe siècle, Paris, Les Indes Savantes, 2012, p. 179-181, ; Misère et violence en Picardie (1589-1789) », Paris, Les Indes Savantes, 2023, p. 190-194.

[12] Jacqueline Picoche, Un Vocabulaire picard d’autrefois, Le Parler d’Etelfay (Somme), Arras, CNRS, Archives du Pas-de-Calais, 1969, p. 37-39.

[13] ADS, 1R119, Arrondissement de Montdidier, canton de Moreuil, année 1822, Pierre Bennezon ; 1R332, Hilaire Bennezon, année 1862.

[14] ADS, 3E17423, Etude Levesque à Montdidier, 9-11 juillet 1865 ; Jean-Marie Chanut, Jean Heffer, Jacques Mairesse, Gilles Postel-Vinay, « Les disparités de salaires en France au XIXe siècle », Histoire et Mesure, Vol. X, 1995, p. 381-409.

[15] ADS, 3E17423, Testament de Madame Wattebled, née Ducastel, 13 juin 1870.

[16] Selon une carte postale commémorative éditée vers 1900.

[17] ADS, Monographie de Fontaine-sous-Montdidier rédigée par l’institutrice en 1898. Il pourrait s’agir d’Emile Warne, 14 ans en 1870, ou de Florentin Lecul, 13 ans. Si Jean-Baptiste Delamare, né à Fignières, 18 ans, et Charles Dambrine, né à Hangest, 20 ans, étaient domestiques à la ferme de Belle-Assise en 1872, rien ne permet de savoir s’ils vivaient déjà à Fontaine en 1870.

[18] ADS, 99R2110, Dossiers de dommages de guerre par communes, canton de Montdidier, 1872.

[19] ADS, 99R3672, Dommages de guerre, canton de Montdidier, 1871 ; 99R2110, Dossiers, 1872.

[20] Appert (général), Rapport d’ensemble sur les opérations de la justice militaire relatives à l’insurrection de 1871, Annales de l’Assemblée Nationale, 1875, tome 43, 20 juillet 1875, annexe n° 3212, p. 262.

[21] Etat civil de Paris, décès de Narcisse Bourbier, hôpital Saint-Antoine, 4 juin 1901 ; Cimetière du Père Lachaise, registres d’inhumation, 6 juin 1901, translation des cendres au cimetière de Montdidier, 17 août 1906 ; recensement de 1906, p. 58/74, Honorine Renault, née en 1843, rentière.

[22] ADS, Recensement de Courtemanche, 1872.

[23] Le Progrès de la Somme, 21 octobre 1877.

[24] ADS, Etat civil de Courtemanche, décès de Joseph Decour déclaré par Amédée Bennezon, 18 août 1891. La mention de « berger » est rayée et remplacée par « garde-champêtre ».

[25] La première mention d’Amédée Bennezon dans l’état civil de Courtemanche date de son mariage (18 janvier 1862, p. 182/268). 2e mention le 20 juin 1870 à la mort de sa belle-mère, p. 266. Entre 1870 et 1897, il a déclaré 7 naissances et 8 décès (1870-1872, 1874-1877, 1884-1885, 1891, 1893, 1895, 1897), a été le témoin de 2 mariages (Onésime Gadiffert et Désirée Goret le 11 octobre 1875 ; Héloïse Lebaudy et Gustave Hutin le 19 décembre 1881) ; ADS, 99O1288, Courtemanche, procès-verbaux de démission de membres du conseil municipal, 1898 et 1902.

[26] Le Progrès de la Somme, 25 février 1882.

[27] Le Progrès de la Somme, 17 juillet 1894.

[28] ADS, Etat civil d’Hangest, décès de Robertine Bennezon, 54 ans, 23 novembre 1882 ; Hilaire Bennezon, 43 ans, 6 juillet 1886 ; Mélanie Bennezon, 72 ans, 25 mai 1898 ; Amiens, Léontine Bennezon, 55 ans, 18 décembre 1889 ; Villers-Bretonneux, Noëlle Bennezon, 66 ans, 5 novembre 1895.

[29] ADS, 3E27753, Etude Courcy à Amiens, vente de la maison d’Isabelle Prousel, 14 octobre 1898.

[30] Le Radical, 24 juillet 1911.

[31] ADS, 3M1110, Elections à Courtemanche, 1878-1912.

[32] ADS, 99O1288, Municipalité de Courtemanche, 85 centimes de poudre, 24 novembre 1912.

[33] Etude Chapuis à Montdidier, testament d’Apolline Bourbier, 9 juin 1913.

[34] ADS, 10R375, dossier Amédée Bennezon, réfugié 16 rue Raoul-Levavasseur à Breteuil, 8 juillet 1920 ; Journal Officiel de la République française, 16 novembre 1921.

[35] ADS, 3Q22/131, Déclaration de mutations, Amédée Bennezon, 22 septembre 1924, lieux-dits à Courtemanche : « Par-dessus l’Eau, Sous le Ponceau, Au Bois de Voyeux », « Le Chemin du Ponceau ou du Moulin » à Fontaine.

[36] ADS, Recensement de Courtemanche, 1921.

[37] Testament par Me Chauvin, notaire à Montdidier, 4 octobre 1921 ; ADS, 3Q22/131, Déclaration de mutations, Amédée Bennezon a désigné pour héritières Léontine Revel, épouse Séné, Emma Platel, veuve Denizart, et Marie Condeville ; au cimetière communal, il ne reste rien de la tombe d’Amédée et d’Apolline Bennezon.

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